Patrick Roux est considéré comme l’un des grands spécialistes français du Ne-waza. Il a su percevoir l’intérêt technique du Jujutsu brésilien, il y a dix ans de cela, et a su ouvrir la porte à cet apport nouveau. Son œil expert sur le Ne-waza et les hommes qui le font.

Kashiwazaki, la lumière :

J’ai cinq expériences de Ne-waza fondatrices : Hirano en stage, quand j’étais jeune. Il nous étranglait systématiquement et nous faisait tomber dans les pommes pour nous inciter à nous battre plus fort. Il y a eu Lionel Grossain, J’avais 18 ans, il m’a étranglé en 20 secondes. Ça a été une sorte de choc d’expérience. Précision, efficacité… j’ai soudain mesuré la distance qui me séparait alors de ce niveau-là. Awazu, qui avait une soixantaine d’années et qui prenait les membres de l’équipe de France et se moquait de nous. C’était la science de la position. Il était tellement fort pour se placer qu’on n’avait aucune prise sur lui. Kashiwazaki. Avec lui, j’ai eu l’impression de voir la lumière. En 1982, je me souviens qu’il avait tordu toute l’équipe de France, alors qu’il faisait 65 kg. Le seul qui n’avait pas pris ippon, c’était Marcel Piétri ! Moi, j’avais 20 ans à ce moment-là. Il s’asseyait devant toi, il posait sa main et tu ne pouvais rien faire. Il jouait comme avec un minime. La pure maîtrise. J’ai eu la même sensation en regardant Okano, dont me parlait sans cesse Murakami. Il avait 62 ans et faisait une démonstration d’une extraordinaire pureté. On aurait dit une sorte de moine zen en mouvement. Je me souviens aussi qu’il y avait à Tenri un vieux de 70 ans, un sensei de la police de Kyoto, qui était incroyable. Quand tu ressens ça, tu n’en sors pas tout à fait le même.

Feist, Gibert, Dibert :

Au début des années 80, ils n’étaient pas très nombreux à s’intéresser au ne-waza. Les seuls à travailler assis par exemple, c’était Jean-Pierre Gibert, Thierry Dibert et moi. Feist, un passionné sincère. Jean-Pierre Gibert, très convaincant par sa maîtrise personnelle, mais aussi parce qu’il fait progresser les gens. Il y a eu aussi Patrick Vial, Guy Delvingt… Après, à quelques rares exceptions près, il y a eu une amnésie de 25 ans.
Je me souviens de Jimmy Pedro, qui pliait tout le monde au sol quand il venait à l’Insep. On ne connaissait encore pas bien, mais il y avait déjà l’expérience du jujutsu brésilien là dedans. Et, bien sûr, le Brésilien Flavio Canto, considéré comme l’un des meilleurs au sol, même par les pratiquants de jujutsu brésilien. Ces dernières années encore, il donnait la leçon à nos meilleurs combattants. Aujourd’hui, le jeu est plus ouvert : beaucoup d’anonymes travaillent avec les experts de jujutsu brésilien et sont en train de faire monter le niveau général.

La compétition de judo a tué le ne-waza :

C’est le prisme de la compétition que a tué le ne-waza en judo. Le jujutsu brésilien, c’est simplement la façon dont nous devrions faire le ne-waza. C’est d’ailleurs comme ça qu’on l’a fait fut un temps, mais on ne sait plus faire. Le jujutsu brésilien, différent ? Pas fondamentalement. Bien sûr, il y a une inventivité, des innovations, c’est la force de leur spécialisation. Ils ont beaucoup travaillé et nous pas tellement. Mais il y a une convergence des principes et des fondamentaux techniques. L’esprit du judo de Kano, c’était l’étude et la transmission des principes en se concentrant notamment sur le randori et en épurant les techniques des écoles de jujutsu de l’époque, la recherche du geste juste pour atteindre l’excellence pour l’excellence. Pas pour la médaille, mais pour l’éducation de soi. Si on reste dans la logique de son judo, il n’y a pas de limite à l’approfondissement dans tous les aspects, debout, au sol. Mais, quand le projet c’est de faire des médailles olympiques on se restreint en croyant bien faire. Dans les années 80, à l’INSEP, on ne montrait plus que juji-gatame.

Les deux faces d’une même pièce :

Le judo de Kano n’est pas invalidé par le jujutsu brésilien. Pour moi, tachi-waza (le travail debout) et ne-waza sont les deux côtés d’une même pièce et ça, c’est l’esprit du judo de Kano. Debout et au sol, les principes sont les mêmes. Si tu veux être un combattant fort, il faut savoir combattre debout. Il y a une continuité, debout, au sol, le combat ne s’arrête jamais. Ce ne sont pas deux mondes différents. C’est d’ailleurs une présentation fallacieuse dont on a pris l’habitude que de séparer les deux espaces, alors que nous avons une expertise essentielle à explorer qui se joue dans l’entre-deux, dans la liaison debout-sol, qui est d’ailleurs plus pertinente par rapport à la compétition de judo.
Quand on est fort au sol comme debout, la confiance est totale.

Des progrès proportionnels au temps passé:

La faiblesse actuelle du ne-waza judo est navrante parce que c’est un monde passionnant qui développe une mentalité spécifique liée à la sensation d’immersion que tu peux avoir quand tu fais du sol. On oublie le temps, on a la tête à l’envers comme dans une plongée sous-marine. On est parfois léger et aérien, parfois lourd comme un ours. Il y a aussi un côté reptilien, primaire. C’est très animal et en même temps très technique, très calculé, comme un jeu d’échec. On piège, on attend la faute, on fait réagir. Mais cela ne se passe pas au niveau cérébral. C’est sensitif. Au sol, les qualités nécessaires sont l’endurance, l’endurance de force, la souplesse, mais surtout la ténacité et le courage. C’est un excellent moyen de se forger un physique, un mental, de développer l’endurance spécifique judo. Les progrès en ne-waza sont rapides et proportionnels au temps passé, ce qui n’est pas forcément le cas debout. Mais au sol, les équilibres sont plus faciles à maîtriser. Et quand on arrive à un âge avancé, on découvre qu’on a encore une vie dans le ne-waza. De belles promesses… Le ne-waza est aussi un espace pédagogique, même pour le tachi-waza. Ce que tu comprends au sol est transférable debout. Bien sûr les appuis, le tempo diffèrent. On a moins besoin d’explosivité et de réactivité. Mais on peut utiliser le ne-waza pour faire ressentir certaines choses qui sont moins accessibles en tachi-waza. C’est un patrimoine fabuleux que nous n’avons pas le droit de négliger.

Bien apprendre le ne-waza :

L’Utilisation du poids est sans doute le principe de base. Le placement et l’équilibre. En enchaînement debout-sol, ce qui compte c’est la continuité de l’action, le placement et l’installation du contrôle par anticipation de l’action adverse. Par quoi on commence pour bien apprendre le ne-waza ? Waldemar Legien avec qui je discutais de la question me disait que son principe était d’apprendre d’abord à défendre. C’est juste parce que le travail de mobilité est fondamental. Le jujutsu brésilien insiste sur les mobilités et les postures de base avec beaucoup de répétitions, comme nous savons le faire debout.
Les anciens profs de judo nous apprenaient les secrets du « katame waza », qui consistait à maîtriser les immobilisations, les sorties d’immobilisation et les enchaînements. C’était une bonne façon finalement d’apprendre à maîtriser le placement du poids de corps et la lecture des mouvements adverses. Avec un ou deux renversements on était tout de suite au cœur du sujet et on ne se stéréotypait pas. Ensuite on allait chercher les clés et les étranglements. C’était une excellente base. Personnellement, sur le plan technico-tactique, j’insiste sur l’idée de toujours gagner la position, ne jamais laisser à l’autre la possibilité de s’installer, le mettre tout de suite en position défavorable.

Méfiance d’hier, opportunisme aujourd’hui…

La fédération découvre un peu le fil à couper le beurre en inventant le « ne-waza, dit  Jujutsu brésilien ». Certains « experts fédéraux » tombe sur là dessus comme une poule qui a trouvé un couteau ! C’est toujours amusant de voir arriver sur ce type de « dossier », il y a toujours une petite imposture en train de se faire. Heureusement, le projet fédéral sur le sujet est aujourd’hui entre de bonnes mains. Christophe Brunet est un vrai amoureux du ne-waza qui a les qualités qu’il faut : modestie, envie d’apprendre et de rendre accessible cette science du sol au plus grand nombre. Mais je me souviens tout de même comment il y a quelques années on a accueilli de façon détestable Christian Derval, quand il a essayé de rapprocher le Jujutsu brésilien de la fédération de judo. Heureusement, les vrais experts de l’époque ont compris rapidement. Un homme comme Serge Feist par exemple, a tout de suite vu qu’il y avait quelque chose là dedans.

Une grande rencontre :

La rencontre avec le Jujutsu brésilien est très bénéfique pour le judo. Le vrai choc, ce n’est pas un corpus de « techniques secrètes », c’est la qualité, l’efficacité de leur système de progression. C’est quelque chose de rencontrer des pratiquants qui ont quatre ans de pratique et qui vous batte ! Olivier Michaelesco par exemple est en train de devenir un très grand expert de ne-waza. C’est émouvant de voir un jeune comme lui avec une vocation de pédagogue, approfondir sa maîtrise à un tel niveau. Je me souviens de lui, il était encore ceinture bleue de Jujutsu brésilien. Aujourd’hui, il est devenu intouchable au sol.
Le Jujutsu brésilien nous ramène à la modestie perdue, absolument nécessaire quand on pratique. Il nous rappelle que personne n’est propriétaire d’un domaine technique. Il appartient à ceux qui travaillent. Rien ne nous empêche d’essayer d’être aussi bon debout qu’au sol et ceux qui travaillent vraiment peuvent y parvenir. Mais on parle de haut niveau et il y a un rapport implacable au temps disponible. Les très bons pratiquants de ne-waza d’aujourd’hui – ceux qui s’entraînent plusieurs heures par jour – nous rappellent cette évidence. Mais le lien naissant entre ces deux cultures du ne-waza, judo et Jujutsu brésilien, peut nous permettre d’aller beaucoup plus loin ensemble, dans le sens de l’enrichissement mutuel. On peut leur amener quelque chose debout, mais aussi au sol. Leurs règles encouragent la mobilité et la finalisation, nous on focalise plus sur le poids de corps et le contrôle. De part et d’autre il y a désormais d’excellents pratiquants. Le mariage est intéressant.

Ce qui manque au Jujutsu brésilien ?

Il leur manque Jigoro Kano. Grâce à lui, la pratique du judo propose un idéal humain calme, simple et sobre. On pourrait dire pacifié. Le Jujutsu brésilien que j’ai observé n’y est pas. Ils sont dans la période passionnante et mouvementée des batailles constantes, de la recherche de reconnaissance. C’est aussi sa force, cette passion, cette sincérité, cette puissance de travail des premiers temps.  Où est-elle chez nous ? Le Jujutsu brésilien nous apprend quelque chose sur notre affaiblissement. Mais il a encore, de son côté, les traces infantiles d’une jeune discipline, avec ses turbulences, ses naïvetés, ses fautes de gout. Il gagnera beaucoup à aller vers une esthétique de la simplicité. C’est tellement bien, tellement juste ce qu’ils font qu’ils n’ont pas besoin des tatouages et du kimono de couleur. C’est sans doute la leçon la plus forte que le judo peut encore donner : si il perdure et peut encore convaincre, c’est aussi par ce qu’il habille une pratique ouvertement humaniste et éducative par la dignité, la sobriété et la puissance symbolique de sa présentation.

Un peu d’histoire:

1989

Kano vient d’achever la mise en place du premier cycle du Kodokan judo, fondé en 1882. Les tournois organisés par la préfecture de police se soldent par de nombreuses victoires, quelques égalités et aucune défaite, mais les judokas du Kodokan ont déjà eu maille à partir avec certains experts des autres écoles de jujutsu au sol. Jigoro Kano en a tiré les leçons et il fait désormais travailler ses élèves dans ce domaine. Le judo se développe considérablement dans les années suivantes et n’a plus à se confronter aux écoles de jujutsu, puisque les tournois de la préfecture de police ont été abolis. Le sol y perd, cédant toute la place ou presque au travail des projections – si cher à Jigoro Kano. La situation perdure jusqu’en 1895 : pendant toute cette période, c’est le nage-waza qui caractérise véritablement le Kodokan, tandis que leur expertise dans le domaine des contrôles est tout juste suffisante pour leur permettre d’échapper aux experts…

1895

Cette année marque la création de la Butoku-kai, une association qui a vocation à réunir les experts des différentes disciplines martiales afin qu’ils parviennent, par l’échange et la concertation, à une forme synthétique de leur domaine. Bien sûr, en tant que professeur de jujutsu, Jigoro Kano est convié, et il envoie également quelques-uns de ses meilleurs élèves travailler avec les autres écoles. Parmi elles, la Fusen-ryu, dont le représentant, jeune héritier (il a alors 26 ans) de la quatrième génération, se nomme Tanabe Mataemon. Ce n’est pas un inconnu pour le Kodokan. En effet, à 18 ans, il était venu à Tokyo pour participer aux tournois de la préfecture de police et avait déjà causé quelques soucis aux combattants du Kodokan avec lesquels il obtient des matchs nuls. Tanabe Mataemon a commencé l’entraînement avec son père et son grand-père dès l’âge de neuf ans. À 14 ans, il se confronte déjà avec d’autres experts. Il ne pèse alors que 45 kg et il obtient pourtant un match nul contre un lutteur de sumo… C’est à l’occasion de ce combat qu’il comprend l’importance de savoir s’enrouler correctement autour des jambes et des hanches de l’adversaire. Dès lors, il participe à tous les tournois de jujutsu et de sumo. Il obtient l’autorisation d’enseigner (menkyo) à 16 ans et tous les documents de l’école (menkyo kaiden) à 22 ans. Entre temps, en 1890, il s’est installé à Tokyo où il va devenir professeur de jujutsu à la préfecture de police, avec, pour collègues, des professeurs du Kodokan.
De sa vaste expérience du combat en désavantage physique, il développe un système au sol extrêmement efficace. Ces deux points de réflexion, il les appelle : « Façon de capturer une anguille » et « Façon du serpent pour manger la grenouille ». Tanabe explique sa première devise de la façon suivante :« Si vous essayez d’attraper directement l’anguille au bon endroit, elle s’échappe à coup sûr. Si vous placez votre main sans trop de force pour qu’elle ne s’en aperçoive pas, que vous la déplacez progressivement jusqu’au point important et, qu’arrivé là, vous affirmez votre prise, elle ne vous échappera pas. »
Quant à la seconde, il dit : « Le serpent n’engloutit pas la grenouille d’un seul coup. Il avale une jambe et attend patiemment que la grenouille fatigue. Puis il prend la deuxième jambe et attend encore que sa proie ait fini de se débattre pour passer au corps et ainsi de suite. »
À la Butoku-kai, personne ne peut rivaliser avec Tanabe au sol. Certains professeurs de jujutsu voient là une faille à exploiter pour essayer d’enrayer la domination du Kodokan. Une équipe est alors formée, qui s’entraîne exclusivement sous la direction de Tanabe. La rencontre a lieu et, même si les annales ne sont pas explicites, il est vraisemblable que les membres du Kodokan perdent. Toujours est-il que, face à cette nouvelle situation, Jigoro Kano décide de rééquilibrer la pratique entre nage-waza et katame-waza.

Source l’Esprit du Judo – fév / mars 2013 N°42